Penser la laïcité avec Catherine Kintzler


La laïcité est très présente sur ce blog et Catherine Kintzler y est très souvent citée. Il allait de soi que si la grande philosophe publiait de nouveau un livre sur laïcité, je me devais d’en parler et d’en faire une recension. Pour ceux qui me suivent attentivement, j’ai eu la joie d’être à nouveau père récemment et ainsi je n’ai eu le temps de terminer ce nouvel ouvrage de référence laïque. Mon ami Jorge Morales qui a déjà publié deux billets sur le blog (ici et ) s’est alors proposé pour nous éclairer sur ce livre Penser la laïcité que Catherine Kintzler vient tout juste de publier aux éditions Minerve.

A l’heure où la République vacille, lâchée par ceux mêmes qui devraient la défendre, où l’extrême droite récupère la laïcité que la gauche lui a abandonnée, la lecture de ce livre est salutaire. Penser la laïcité devrait être le livre de chevet des hommes politiques qui se disent républicains sans l’être – tels anciens ministres ne défendaient-ils pas, encore récemment, l’idée d’une « laïcité ouverte, positive ou apaisée… » ?

 Après Qu’est-ce que la laïcité ? (Paris, Vrin, 2007), Catherine Kintzler renouvelle en profondeur sa réflexion afin de « sortir du confort intellectuel » et de rapatrier la laïcité « dans son lieu naturel ». Elle montre magistralement comment une construction théorique puissante peut efficacement éclairer le concret et le réel. Il ne s’agit donc pas d’un énième livre sur la laïcité mais d’un ouvrage destiné, comme le précédent, à faire date, à servir de référence. L’auteur revient en détail sur la séquence Locke-Bayle-Condorcet, en analysant les dispositifs laïques et de tolérance. Analyse éclairante car c’est à partir de leurs rapports et de leurs différences que nous pouvons comprendre la manière dont se constitue le lien politique d’une association de type laïque.

Minimaliste dans sa construction et radical dans la quantité de liberté qu’il rend possible, le dispositif laïque est capable de penser toutes les formes de liberté, « y compris celles qui n’existent pas », y compris celles de celui qui n’existe pas ! C’est une « position zéro » grâce à laquelle le citoyen peut s’inscrire dans un commencement et se passer de toute origine sans pour autant se couper de ses racines ou abolir ses attaches particulières. La politique laïque est donc une politique de « classes paradoxales » (Jean-Claude Milner), où la proposition « je ne suis pas comme le reste des hommes » est placée au fondement même de l’association.

 Sont également explicitées les notions de « principe de laïcité » et de « régime laïque », ce qui permet de mieux comprendre comment le second articule le premier, comment le principe d’abstention de ce qui relève de l’autorité publique s’accompagne de la liberté d’affichage dans la société civile. C’est à partir de là que l’on peut identifier deux dérives symétriques : il s’agit, d’une part, de la laïcité adjectivée (ouverte, positive, inclusive, apaisée…) et, d’autre part, de « l’extrémisme laïque ». La première « tend à communautariser l’association politique » et à présenter la laïcité comme un dispositif antireligieux ; le second tend à « uniformiser l’ensemble de la société civile » en mettant en danger la liberté d’opinion. Dans les deux cas la laïcité est récupérée à des fins idéologiques. Ce type de dérive est à l’origine des fausses questions laïques dont l’auteur nous donne deux exemples : l’affaire du gîte d’Epinal et la question du voile intégral. Dans les deux cas, la laïcité a été invoquée à tort, contribuant à la confusion des esprits. Dans le but de redresser le faux, Catherine Kintzler nous présente une analyse aussi rigoureuse que poétique sur la question de la dissimulation du visage dans l’espace public.

L’auteur nous montre également comment la confusion volontaire entre cultuel et culturel aboutit à diluer la laïcité dans d’infinis accommodements, si bien qu’à la fin on n’a plus qu’un mot vidé de son sens. Les exemples ne manquent pas : remises en cause de la loi de 1905 ou de la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école publique – cette école que l’on a mise à mal depuis trente ans à grands coups de bons sentiments pédagogiques. Selon Catherine Kintzler, en mettant l’école hors d’elle, en la renvoyant sans cesse à son extériorité, on finit par affaiblir également la laïcité.

Suit une très intéressante réflexion sur la laïcité dans l’enseignement supérieur. L’Université ne peut certes avoir le même statut que l’école, un étudiant n’est pas un élève ; le principe de laïcité ne peut donc pas être appliqué de la même manière, sauf, d’après l’auteur, en situation d’enseignement quand le maintient de l’espace critique est menacé. On a vu apparaître récemment ce type de menaces de la part de certains groupes de pression, conséquence d’un corps social de plus en plus fractionné.

 Enfin, revenant sur l’affaire de la crèche Baby Loup, l’auteur répond à la question : que signifie être laïque ? Et de montrer que la laïcité n’est pas un courant de pensée ni un combat idéologique et qu’elle ne peut pas s’appliquer de manière essentielle et intégrale à l’ensemble de la société ; elle se situe à l’extérieur de la devise républicaine. L’analyse de la revendication de la laïcité dans un cadre privé est éclairante et permet d’identifier certaines faiblesses en matière de législation du travail entre entreprises et individus croyants et non croyants, où la liberté de ceux qui revendiquent la notion de neutralité seraient moins bien défendue que la liberté de ceux qui affichent ostensiblement leurs appartenances.

 Le livre de Catherine Kintzler nous donne des armes intellectuelles contre ceux qui voudraient faire taire tout questionnement critique, contre les sophismes diversitaires et politiquement corrects, contre le prêchi-prêcha constructiviste qui a envahi l’école, contre ceux qui confondent combat idéologique et combat politique et contre ceux qui ont dénaturé la laïcité car penser la laïcité c’est défendre la liberté de pensée. Voilà un remarquable antidote contre « la férocité des bons sentiments ».

 Jorge Morales

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