L’auteur (en architecture), c’est qui ?


L’ouverture du blog à des invités continue. Après un témoignage anonyme, c’est l’éminent sociologue et professeur à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecte de Paris-Malaquais Jean-Louis Violeau qui me fait l’honneur d’un texte original sur l’auteur (en architecture) dans la suite de mon précédent billet « Ami, entends-tu le bruit sourd de l’architecte qu’on enchaîne…« . Vous constaterez à la lecture de cet excellent billet la différence entre un blogueur et un universitaire. Encore merci à lui et pendant que j’y suis, je vous conseille trois des ses excellents ouvrages : Quel enseignement pour l’architecture ? , Les architectes et mai 68 et Les architectes et mai 81. Vous pourrez retrouver ce texte en avant-propos d’un livre à paraître à la fin du mois chez Archibooks sur les « 101 mots du droit (d’auteur) de l’architecte ».

Ambiguïtés du « droit d’auteur » en architecture

Même si les projets des architectes valent toujours plus cher que les bobines de leurs concepteurs, on associe pourtant de plus en plus fréquemment certains d’entre eux à leur architecture. Pour la raconter ou la commenter, l’on en viendrait même à reprendre parfois la formule canonique « un tel-sa vie-son œuvre ». Du Bellay n’a cessé de s’interroger sur la fonction du poète, pris entre la vie de cour et la liberté qui va de pair avec l’inspiration, et Ronsard le premier avait choisi d’apposer son portrait sur l’édition complète de son œuvre, lui garantissant ainsi une forme d’authenticité. Au fond, les prestigieux numéros monographiques d’El Croquis n’ont fait que reprendre ce bon vieux principe. Et dans un autre registre, on ne parlera pas ici du danois Bjarke Ingels mais il est indéniable qu’avec son Yes is more, il est d’ores et déjà sorti largement vainqueur du grand concours « ma binette partout » que le Canard enchaîné tient à jour chaque semaine…

 Tout comme il y a des artistes pour artistes (Marcel Duchamp), des écrivains pour écrivains (Raymond Roussel), on compte aussi des architectes pour architectes (Peter Zumthor par exemple), bref des auteurs incarnant ce que chaque architecte a rêvé d’être à un moment ou un autre. Mais le droit d’auteur existe-t-il en architecture ? L’architecte travaille bien pour les autres avec l’argent des autres, nous ne rêvons pas… Et puis l’architecte est « tenu » : avant de le choisir, un commanditaire regarde un architecte plutôt pour ce qu’il a déjà fait que pour ce qu’il serait capable de faire. Oui, mais l’architecte n’est pas un simple géomètre, ça se saurait. Comment donc appliquer à son travail le premier article (L111-1) du Code de la propriété intellectuelle : « L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. » Il est vrai qu’au sortir de l’école, d’architecture, on a clairement signifié à l’étudiant diplômé qu’il en était un, un auteur. On l’a conformé à ce rôle tout au long de sa formation, et il suffit de rappeler la traduction complète du sigle de l’Habilitation sanctionnant la toute fin de ses études pour en prendre acte : HMONP, Habilitation à la Maîtrise d’œuvre –  dont on oublie régulièrement de traduire le NP, en son Nom Propre.

Mais à défaut de simplicité dans son application, la loi est pourtant claire dans son énonciation : l’architecte ne bénéficie pas d’un droit de priorité pour les interventions ultérieures sur son œuvre. Dans sa grande sagesse, le législateur aurait pris acte que la ville doit d’abord se reconstruire sur elle-même ? Toujours est-il que le droit de propriété s’impose, et dans le cas d’une réhabilitation, le droit au respect de l’œuvre de l’architecte ne lui confère même plus un droit d’exclusivité, quand bien même s’agirait-il d’une commande publique. Le ministère de la Culture vient de le rappeler en réponse à une question écrite du député UMP Michel Terrot qui s’émouvait de différentes « affaires » en cours : depuis 2004, pour une extension, le marché de maîtrise d’œuvre qui pouvait lui être attribué sans mise en concurrence dans le cadre d’une bonne entente entre l’architecte et son commanditaire n’est lui-même plus légal ! Le label ne vaut pas caution intellectuelle ?

En revanche, et c’est là que s’ouvre la plus intéressante des boîtes, celle de Pandore, la circulaire du 14 février 2012 relative au Guide des bonnes pratiques en matière de marchés publics précise qu’« en cas désaccord de l’auteur ou de ses ayants droit, l’existence de solutions alternatives qui ne dénatureraient pas l’œuvre initiale est de nature à faire obstacle aux modifications envisagées ». Bref, tout est affaire d’interprétation(s) ! Et il revient donc en dernier ressort au juge d’évaluer le degré d’atteinte à l’unité de l’œuvre… Lorsqu’aucun dialogue n’aura pu se nouer au préalable – car ce Guide n’a bien entendu aucune valeur réglementaire. Il s’agit seulement d’un outil de référence à l’usage des maîtres d’ouvrage.

Partant de là, les situations varient. Elles sont même fort diverses. L’espace n’appartient pas (toujours) à celui qui l’entretient – rarement, même ! Ce sont par exemple les héritiers de Raymond Lopez, la rénovation de l’immeuble de la CAF de la rue Viala dans le 15ème arrondissement.  Tout comme l’immeuble dit des Bons-Enfants qui accueille désormais les services de la Direction de l’architecture : les héritiers de l’architecte Georges Vaudoyer, auteur en 1924 de l’un des morceaux du gros îlot que Francis Soler se proposait de réunifier sous une élégante résille métallique ajourée, assignèrent l’État en justice. Celle-ci reconnut le préjudice moral et condamna le maître d’ouvrage à verser aux ayants droit 1 euro symbolique de dommages et intérêts. Cherchant à étouffer par avance tout risque de poursuite du contentieux, la ministre de l’époque Christine Albanel alla même jusqu’à en débourser 300.000, pour solde de tout compte ! La Cour des comptes n’avait guère apprécié, y voyant une « libéralité » exagérée… En revanche, à Nantes, le temps pressait et la Coupe du monde 1998 approchait : l’architecte Berdje Agopyan eut beau assigner la Ville de Nantes, le stade fut agrandi, l’anneau intérieur modifié, et le Conseil d’État finit par donner tort à l’architecte en 2006.

Des « affaires », à Courcouronnes pour Paul Chemetov ou en Arles pour Henri Ciriani, d’autres encore, ont également émaillé la chronique de l’année 2012. Mais régulièrement le « droit d’usage » de l’utilisateur y a pris le pas sur le droit moral de l’architecte. Même si quelques récentes levées de bouclier collectives ne sont pas restées sans lendemain, pour le meilleur et pour le pire, du Jussieu d’Edouard Albert dont on n’a toujours pas achevé la rénovation ni le désiamantage quinze ans plus tard, à la Cité des poètes qui ne sera sans doute bientôt plus qu’un souvenir. « Qui veut noyer Jussieu l’accuse de l’amiante », chacun se souvient de ce raccourci cinglant choisi par Bernard Marrey pour titrer un article démontant les ressorts d’un rejet plus global de l’architecture moderne ayant accompagné l’histoire de cette Université depuis son ouverture (acier ou béton, qu’importe au fond) et dont l’épilogue s’est cristallisé avec le chantier de désamiantage encore en cours. Quant à la Cité des poètes, Le Monde racontait le 1er mars 2013 comment des ouvriers avaient été blessés par armes à feu sur son chantier de démolition-reconstruction le 18 février, victimes malheureuses d’un racket organisé dont sont victimes la plupart des chantiers pilotés par l’ANRU en Seine-Saint-Denis: pour en arriver là !

Chemetov est probablement en train de perdre son combat (le permis de démolir ses logements de Courcouronnes, l’ensemble de la rue du Marquis de Raies, a été délivre le 14 janvier 2013 ) [NDLR: MAJ ici], mais Ciriani a dans le même temps (en partie) gagné son procès le 17 janvier de la même année. Nous renvoyons à l’entrée que nous lui avons consacré pour de plus amples détails. Au passage le CNOA, solidaire du plaignant s’est vu officiellement reconnaître le bien-fondé de son action en se voyant attribuer 1.500 euros. Symbolique ? Certes, mais avec ce jugement, le périmètre d’intervention de l’Ordre ne se limite plus à la défense du seul droit moral, elle s’élargit au droit patrimonial. Personne n’est en effet à l’abri de ces atteintes, pas même l’Auguste Perret dont le Théâtre des Champs-Élysées dûment protégé (et propriété de la Caisse des dépôts) vit atterrir sur les 1.000 m2 de ses toits-terrasses en 1990 un restaurant « design », comme on dit – signé Brigit de Kosmi. Toute l’histoire de ce grand Théâtre de l’avenue Montaigne, depuis ses origines disputées entre les premiers plans d’Henry Van de Velde et le poteau-poutre de Perret jusqu’à cette adjonction à la hussarde, est d’ailleurs une mine pour qui s’intéresse au droit d’auteur en architecture !

La fonction-auteur

 « L’architecture est une culture en lutte contre elle-même (…) car elle est un art commandité dans un domaine qui met en jeu des sommes d’argent considérables » écrivait Christian Hauvette, récemment disparu, dans ce qui restera son dernier texte publié. Tout autant que ce « droit », c’est en somme la « fonction » qui va nous mobiliser ici (et de cette fonction découle bien entendu un droit). Nous chercherons en effet à repérer et analyser les prérogatives dévolues à « l’auteur » en architecture, leurs fluctuations et modalités d’expression, tout en guettant les espaces de liberté (ou de contrainte) ainsi créés. C’est à sa manière sous l’égide de cette « fonction-auteur » que Jacques Ferrier définissait son rôle dans un ouvrage récemment paru : « Un architecte n’est pas un artiste, et je ne me suis jamais senti tel. L’architecture est un travail d’auteur : un travail qui doit formaliser dans une vision singulière les attentes et les aspirations d’une époque. L’architecte doit construire une œuvre en prise avec le réel et celui-ci est devenu d’une extraordinaire complexité au cours du XXe siècle, entraînant l’architecture bien loin des bases auxquelles elle a pu se rattacher pendant des siècles. »

Alors pourquoi donc un droit d’auteur en architecture ? Pourquoi s’acharner à y parler de droit d’auteur alors même qu’il s’agit d’une « profession artistique » qui conjugue responsabilités immenses et contraintes intenses ? Contraintes financières, même si l’on pourrait bientôt en dire tout autant de l’art contemporain où domine symboliquement depuis plusieurs décennies le principe de l’installation : certaines d’entre elles nécessitent en effet des moyens financiers parfois exorbitants qui compromettent l’autonomie de l’artiste. Que seraient, sans le principe de la commande préalable, les œuvres de Matthew Barney, Olafur Eliasson ou Loris Gréaud ? Rien. Pourtant, c’est Joseph Beuys qui avait dit qu’un jour nous serions tous artistes, non ? Mais la fabrication d’une œuvre spectaculaire coûte cher. Elle doit, comme un film, être « produite », par un galeriste, une institution muséale, ou bien encore un financier – tiens pourquoi pas un publicitaire ?

En revanche, l’architecture a toujours été spécifiquement confrontée à des contraintes constructives. Il est vrai que Niemeyer a régulièrement cherché à alléger la base de ses monuments, mais… c’était un auteur ! S’y ajoutent des contraintes thermiques, très fortes depuis le début du siècle, et surtout assurancielles ces dernières années avec à la clé un engagement de la responsabilité juridique de l’architecte. Avec, toujours, ce saut mortel des choses de la logique à la logique des choses, à tel point que l’intentionnalité y est généralement contrariée : combien de récits où le bâtiment livré n’a finalement plus grand chose à voir avec le projet initial ? À ce titre, on attend avec impatience de voir émerger définitivement la nouvelle Canopée « transparente » des Halles ! Et qui ne se souvient d’une Bibliothèque Nationale elle aussi transparente ? L’intention de l’auteur : nous avons pourtant gardé en mémoire nos cours de français du lycée qui invariablement commençaient par cette question rituelle, « quelle est l’intention de l’auteur ? ». En architecture, l’auteur est souvent réduit à « piéger le colis », comme on dit, ou encore « faire passer en contrebande » ce qu’il avait voulu profondément nous faire voir ou entendre : la première question que se pose un maître d’ouvrage qui doit rendre des comptes renvoie rarement à l’esthétique, plutôt au risque sur investissement et au bon fonctionnement futur…

Contre Sainte-Beuve

Proust contre Sainte-Beuve : qu’importe qui parle, disait en substance le premier, si l’on souhaite percer la signification de l’œuvre. Tandis que le second se demandait si l’on peut appréhender et défendre une œuvre sans connaître la vie de son auteur. Et Sartre après lui se situera exactement sur la même ligne en écrivant « son » Flaubert. Est-il nécessaire de fréquenter un auteur pour connaître son œuvre ? Le droit d’auteur en architecture est pourtant bel et bien incarné désormais, dans des personnes. Barthes lui-même avait reconnu cinq ans seulement après l’avoir assassiné en 1968 que même mort nous ne cessons de désirer l’auteur. Au moins l’imaginer, si tant est que l’on aime l’architecture… Et l’on peut reprendre ce que le littéraire Alain Brunn disait de son domaine : « les légendes que construisent les vies d’auteur ont d’abord pour intérêt de construire le sens de l’œuvre qu’elles établissent » (Alain Brunn, « Introduction » à L’auteur (textes choisis & présentés), GF Flammarion, coll. Corpus Lettres, Paris, 2001). Il suffit de regarder leurs tombeaux ou plutôt leurs monuments funéraires, Soane, Schinkel, Gaudi, Sullivan, Loos, Wright, Mies, Le Corbusier, Scarpa, Bruce Goff  pour se dire que oui, finalement, une singularité se dessine bel et bien chaque fois au creux d’une histoire plus collective. L’auteur indexe l’œuvre à un corpus, et plus largement à un courant, sinon à un mouvement, et à l’architecture elle-même. Il en va de l’architecture comme de la littérature : le nom de l’auteur y est un moyen d’intertextualité, et de relation à l’architecture dans son ensemble. Comment comprendre sinon l’architecture d’Henri Ciriani, puisque nous en parlons plus loin, sans faire référence à celle de Le Corbusier ? Même si le nom d’ « auteur », surtout en architecture, par la diversité des figures qu’il résume, ramène parfois à un artifice destiné à unifier un univers par ailleurs très divers et très fragmenté…

L’auteur-architecte, comment sommairement le caractériser ? Savoir de la mise en scène ? Artiste des contraintes thématisées ? Et bien difficile de le réduire à un sujet individuel lorsqu’il est question d’architecture. Et l’époque, donc ? Un grand partage des références dans lequel nous sommes toujours embarqués, chacun à des degrés divers, et ce quelle que soit la force d’une singularité et sa puissance de résistance. Il en est des auteurs en architecture comme ailleurs : certains « avant-gardistes » seront toujours et avant tout soucieux de ne manquer aucun train ! Qu’en est-il donc des mouvements que l’architecte a croisés ou auxquels il a adhéré ? Je me souviens, amusé, d’une collègue me racontant sa préparation de l’exposition qui eut lieu au cours de l’été 2011 au Pavillon de l’Arsenal sur l’architecture francilienne des années 1980, essuyant les refus ennuyés ou les caprices mal assumés d’architectes ne voulant plus voir ramenés sur le tapis les lycées ou les médiathèques de leur période comme on dit « post-moderne » ! Mais devenue écrivain célèbre, Marguerite Yourcenar n’a-t-elle pas interdit une nouvelle publication de deux romans de jeunesse ? Parce qu’ils n’étaient pas, jugeait-elle, de la même œuvre que les romans qui l’avaient rendue célèbre… Son nom propre désigne donc une œuvre qui n’est pas résumable à la somme de ses ouvrages parus.

L’auteur, donc le patron ?

Et qu’en est-il de la structure même, collective, qui permet à un auteur de mener à bien son œuvre ? La propriété, c’est le vol ! On connaît cette antienne répétée cycliquement par les collectifs d’artistes plus ou moins gauchistes. Et le respect du droit d’auteur, c’est du vol ? Car enfin, bien difficile de démêler parfois dans le travail d’un collectif, bref des salariés d’un même cabinet d’architecture, qui a vraiment fait quoi. On aurait donc exploité la force de travail pour la réduire à l’intuition première du projet, par exemple un premier croquis inspiré, dessiné à la va-vite par le chef d’entreprise, à charge ensuite aux salariés de le mettre patiemment (et laborieusement parfois) en musique… Mais dans tous les univers artistiques, le nom de l’auteur est toujours un raccourci autoritaire. Pour prolonger notre parallèle, la peinture engage une certaine forme d’autonomie, la production en atelier, le recueil, le sillon patient, bref l’indépendance. Tandis que la plupart des « installations », nous l’avons dit, sont le résultat de commandes directes, rapides et à court terme : une biennale, une foire, une expo collective… Qui est l’auteur ? L’auteur, c’est tout autant le conservateur, non ? Ou le curateur, comme on dit aujourd’hui. Et Duchamp nous avait bien rappelé il y a près d’un siècle combien le regardeur était aussi important que l’auteur : sans le premier, pas d’œuvre ou alors cantonnée au désert de la contemplation solitaire et nombriliste ou bien encore à la critique rongeuse des souris. Une œuvre doit être regardée pour être reconnue comme telle, et le spectateur est aussi important que l’artiste dans le phénomène art. Satisfaire votre envie de créer ne suffit pas à faire de vous un auteur. Comme pour l’électricité, il faut deux pôles : le positif et le négatif.

Mais l’auteur-architecte, qui est-ce au fond ? Celui qui prend les rendez-vous importants et qui endosse les mauvaises nouvelles, qui assure les relations publiques, qui est chargé de trouver les affaires pour que la boîte continue à tourner, toujours en première ligne, chargé des coups de fil désagréables, et puis aussi celui qui voit régulièrement l’expert-comptable ? C’est moi qui envoie, et c’est moi qui reçois – dans tous les sens du terme, honneurs et corvées ! Ainsi Rudy Ricciotti qualifie-t-il dans sa langue fleurie l’architecte comme « le nœud créatif, avec un chapeau sur la tête si l’affaire tourne mal » – une autre manière de parler des soucis financiers de la MAF… Et ce, quelle que soit la liste des responsables, parfois « aussi longue que celle des participants à une comédie musicale » (Rudy Ricciotti, L’architecture est un sport de combat, éd. Textuel, coll. Conversations pour demain, Paris, 2013, p.53.).

En somme, l’auteur, c’est le patron ? Comme il y a banalement des patrons de PME de toutes sortes et tous types… Alors pourquoi transformer ainsi le patron en auteur ? Bill Gates n’est pas « l’auteur » de Microsoft, il en est simplement l’ensemblier, celui qui sut le mieux synthétiser le fruit des compétences réunies autour de lui, mais certainement pas « l’auteur ». Quant au poète, il a depuis longtemps perdu son auréole. Au moins depuis Baudelaire. Il vit maintenant sur le macadam, immergé dans la quotidienneté. Il est dans un monde prosaïque, le monde de la marchandise. Alors pourquoi diable l’architecte…

L’auteur en principe, mais jusqu’où ?

Et puis parler de contrainte en architecture, c’est s’exposer au pléonasme. RT, 2005 et 2012, normes sismiques ou d’accessibilité aux Personnes à Mobilité Réduite, l’architecture est le fruit d’une création sous pression. Mais sans règles ni contraintes, une architecture est-elle possible ? Un budget illimité, un grand terrain plat, des ressources naturelles infinies, un client ouvert et tolérant, prêt à toutes les expériences : autant d’étouffoirs… Les contraintes : et si le propre de l’architecte ne consistait pas à s’en créer de nouvelles, dans une sorte de liberté qu’il se donne et s’invente, plutôt qu’à chercher en permanence à laborieusement déjouer celles qui existent ? Le tableau a son cadre, la poésie son rythme et ses rimes, le film sa durée, le théâtre ses trois unités… On a longtemps parlé de « licence poétique », non ? De la liberté de s’écarter des codes, alors qu’une gratuité totale menace tout art de tourner à vide.

Y a-t-il une architecture de la page blanche ? Le photographe d’architecture Gabriele Basilico décédé le 13 février 2013 avait dressé au terme de sa prestigieuse carrière ce constat ambigu et pénétrant : les œuvres des grands architectes, bonnes ou mauvaises, sont toujours le résultat d’une défaite, celle de l’idée de faire de la ville une utopie collective. Mais dire en revanche, comme le fit Hegel, que l’architecture est tout ce qui dans un bâtiment ne renvoie pas à l’utilité, c’est au mieux faire preuve d’ignorance volontaire, au pire de mépris. Mais Hegel était philosophe, peut-être le plus grand des métaphysiciens ! L’idée d’un auteur affranchi de toute contrainte n’est que l’avatar mal digéré d’une vision romantique de l’homme qui, parce qu’il se croit libre, se pense l’égal de Dieu.

Plutôt faire la part du jeu et de la valeur des enjeux : l’auteur en majesté n’est-il pas dès lors celui possède le meilleur sens du jeu ? On peut ainsi définir le projet comme une discussion sur les différents types de contraintes et l’exercice de leurs poids relatifs dans un champ de forces interagissant entre elles. Partant de là, le projet est indéniablement un choix. S’y crée donc un espace de liberté et l’on peut alors seulement y parler de création, donc d’auteur. Adopter une telle position en architecture, c’est en somme faire de la jurisprudence, pour emprunter cette définition à Frédéric Druot : sans cesse relancer les dés en considérant que la partie n’est jamais tout à fait jouée pour susciter ainsi une multiplicité d’alternatives possibles.

Puisque l’architecte projette des fictions sur le réel, on pourrait aller jusqu’à imaginer qu’il doive prendre en compte tous les futurs possibles, et même, pourquoi pas, la manière dont son œuvre sera détruite. C’est rarement ce que l’on enseigne au sein des écoles, mais enfin on voit bien qu’en l’occurrence tout se tient et que s’il est question de culture (notre tutelle ministérielle, doit-on le rappeler) et donc de création, on ne peut parler en même temps tout à fait sereinement de destruction !

Quand on rejetait (encore) la notion…

Pourtant l’auteur, indiscutable, et ses droits, reconnus et assumés comme tels, il n’en a pas toujours été ainsi dans le monde des architectes. Il n’est qu’à rappeler le bouillonnement intellectuel de l’après-68 chez les architectes. Et l’architecture radicale ! Souvenez-vous de ces gratte-ciel phalliques, à Chicago ou New York, pour dire que l’architecte en est désormais réduit à décorer les façades, des Douze villes idéales gouvernées chacune par un système tyrannique dictant leur organisation, du Monument continu indifférent au monde, traversant des territoires variés pour relier les lacs des Alpes, enjamber les vallées et couper indifféremment en deux les villes ou les déserts… Et plus sobrement, les quêtes d’alternatives plus patientes s’appuyant à la fois sur les recherches spécifiques menées en Italie (c’est parce que la Ville est un fait collectif qu’elle se constitue comme telle…) et sur la traduction disciplinaire d’une réflexion plus vaste, dans la foulée et dans la révision du structuralisme première mouture, pour en arriver à nier l’auteur, cette figure « bourgeoise » comme on disait alors.

Foucault et Barthes, avec les « formations discursives » chez l’un et « le texte » et sa littérarité chez l’autre, tiraient au même moment le fil logique contestant successivement les notions d’auteur-autorité-pouvoir : puisque le Pouvoir est partout (La Volonté de savoir, 1976), la résistance est partout. Le Pouvoir n’est pas une substance isolable, il doit être pensé relationnellement et n’existe que parce qu’il rencontre une résistance. Et c’est dans ses mailles, dans ses trouées qu’apparaît le Sujet – alors que l’on associait classiquement et toujours un peu naïvement jusqu’ici l’auteur à la « liberté » (de création). La littérature est travaillée par un vide : l’auteur (souverain). Sa prétendue intentionnalité est un leurre. C’est le langage qui parle et non l’auteur. Et l’objet de la peinture, c’est la peinture elle-même, comme l’énonce au même moment (1969) le groupe Supports / Surfaces.

On n’aura pour finir retenu de cette période et de la théorie qu’elle vit naître qu’un seul versant : l’affirmation de l’auteur (en architecture et ailleurs) comme une figure de résistance face à des logiques, financières notamment, qui le dépassent, en oubliant volontairement au passage le caractère « bourgeois » de la notion. L’architecture est un mythe et le grand-architecte en est l’auctorialité hypostasiée. Pourtant l’auteur n’invente rien, il bricole avec l’histoire, les contraintes, le moment, le terrain. Il bricole avec génie parfois, s’en tirant par une magistrale pirouette à l’image de Beckett répondant par son « bon qu’à ça ! » à la question mystificatrice « pourquoi écrivez-vous ? ».

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